Pour prolonger l’histoire de la villa Nellcote, alors que le groupe achève ces jours-ci l’enregistrement d’un nouvel album après une tournée européenne estivale mémorable, Gérard Mosiniak*, cuisinier durant cinq mois à la
mythique villa Nellcote en 1971, a accepté de répondre à quelques questions.
Benoit Jarry : Vous étiez tout jeune en 1971, comment êtes-vous arrivé à la villa Nellcote ?
Gérard Mosiniak : J’ai commencé la cuisine à l’âge de 14 ans. J’avais effectué un apprentissage dans des restaurants étoilés du nord de la France. Trois années passées dans un restaurant deux étoiles Michelin dans le Pas-de-Calais puis deux ans dans un autre deux étoiles. Cinq ans d’apprentissage donc, puis mes parents ont ensuite déménagé dans les Alpes-Maritimes. En rentrant du service militaire je les ai rejoints. J’ai fait quelques saisons d’hiver et d’été sur la Côte d’Azur.
À la fin d’une saison, ma mère, qui était amie avec la gouvernante de Nellcote, une dame allemande (NDLR : Mme Elizabeth Hiemer) m’a parlé d’une proposition que cette dame lui avait faite. Elle lui avait dit : « Il y a Keith Richards qui vient habiter à Nellcote et il cherche un cuisinier, est-ce que ça peut intéresser Gérard ? ». Moi j’étais déjà fan de rock à l’époque et bien sûr j’ai accepté de me rendre à la villa.
BJ : Comment s’est passé ce moment ?
GM : Je m’en souviens très bien, c’est Anita (Pallenberg) qui m’a reçu. Vous voyez comment était Anita : super jolie, sexy…moi j’étais très jeune, j’avais à peine 23 ans et j’étais très intimidé. On a parlé quelques minutes Anita et moi et elle m’a ensuite proposé d’aller voir Keith. Ça aussi c’est un souvenir marquant. Rencontrer Keith Richards ! Il était assis sur des coussins dans un des salons de la villa. Il jouait de la guitare acoustique.
Il était arrivé depuis très peu de temps à Nellcote et donc dans la maison il n’y avait encore rien ou presque. Leurs affaires sont arrivées plus tard. Je me souviens que sur tous les meubles, la gouvernante ou eux je ne sais pas, avaient mis des tissus indiens, ça faisait très bohème. A l’époque j’avais les cheveux longs et j’étais habillé un peu hippie, donc ça allait plutôt bien dans le ton. En tout cas ça a plu à Keith. Mon anglais n’était pas très bon, son français pas terrible non plus, mais on est arrivé à discuter et au bout de quelques minutes il m’a demandé : « Do you want the job ? ». J’ai évidemment dit oui…et il m’a répondu : « so, see you tomorrow ». Voilà comment s’est passée mon arrivée à Nellcote.
Le lendemain je suis revenu avec ma première épouse et on a emménagé dans la petite maison à l’entrée de la propriété (actuelle maison des gardiens, ndlr). Il y avait deux appartements. L’un était occupé par John, un chauffeur, un peu garde du corps aussi… On s’est donc installés dans l’autre appartement et nous y sommes restés cinq mois.
BJ : Comment ça se passait en cuisine ?
GM : Au début j’étais seul parce qu’il n’y avait que Keith, Anita, Marlon et un ou deux amis. Donc je pouvais assurer les services seuls, il n’y avait jamais plus de 10 ou 12 personnes donc ça allait. En juin, quand Keith et les Rolling Stones ont décidé d’enregistrer sur place dans les sous-sols de la villa, il y a eu beaucoup plus de monde, donc j’ai demandé à Anita d’avoir de l’aide et j’ai eu un plongeur, en l’occurrence Fat Jack (Jean-Jacques Busato) qui n’était pas cuisinier à la base. Au début il était là pour la plonge, puis petit à petit il m’a aidé. C’était un gentil garçon qui avait aussi les talents que tout le monde connait (rires)… Quand je suis parti de Nellcote en septembre 1971 il m’a succédé en cuisine.
BJ : Comment vous approvisionniez-vous pour préparer la cuisine ?
GM : J’allais faire le marché à Beaulieu. Je n’avais pas le permis et ne l’ai toujours pas d’ailleurs, donc j’allais au marché avec un chauffeur, on choisissait une voiture et on y allait ensemble. On devait le faire tous les deux ou trois jours si mes souvenirs sont bons.
BJ : Alors, ça mangeait quoi un Rolling Stones à l’époque ?
GM : Ça mangeait de tout et finalement des choses assez simples. On était en 1971, la cuisine n’était pas la même qu’aujourd’hui mais ils mangeaient de tout, poisson, viande. On faisait des barbecues…en fait ce n’était pas leur plus grande préoccupation, ils préféraient boire ! (Rires)…Non, je me souviens que Keith aimait bien manger des saucisses anglaises de temps en temps, mais ils me laissaient la main, j’avais carte blanche et je crois qu’ils aimaient bien ce que je faisais. Ils n’étaient ni difficiles ni emmerdants.
BJ : Dominique Tarlé m’a souvent dit qu’au départ, l’ambiance sur place était celle d’une famille anglaise en vacances sur la Côte d’Azur, vous confirmez ?
GM : Oui c’était sympa, ça nous plaisait bien avec ma première femme. Elle est d’ailleurs rapidement devenue amie avec Anita, elles allaient à la plage ensemble, elles s’entendaient bien. Anita n’hésitait pas à lui donner des vêtements, des petites choses. Elle était comme ça. Quand elle appréciait quelqu’un elle était généreuse. Seulement, Anita pouvait parfois être un peu difficile et avec la drogue son humeur pouvait changer du jour au lendemain. Les relations avec ma femme se sont un peu dégradées avec le temps et c’est un peu pour cette raison que nous sommes partis. Mais personnellement je m’entendais bien avec tout le monde et au quotidien, l’ambiance était agréable et cool. Keith et Anita étaient réellement gentils avec nous, finalement c’était une vie comme avec des copains. Plus tard au moment de l’enregistrement, il y a eu beaucoup plus de monde, mais pour autant, l’ambiance était restée sympa et agréable. Les rumeurs autour des rocks stars, je les ai retrouvées avec beaucoup d’autres personnalités plus tard à Londres, mais pour la plupart à Nellcote, ce n’était pas vrai.
BJ : L’arrivée du Studio Mobile, avec les techniciens aussi ça a dû changer les choses ?
GM : Ah oui ! Ça a changé du tout au tout. Il y a eu d’un coup toute une activité pour installer les studios, mais l’ambiance était sympa. Vous savez, Nellcote pour moi, a marqué un tournant de ma vie. Il y a eu un avant et un après Nellcote. Je suis ensuite parti à Londres une quinzaine d’années, j’ai mis la cuisine de côté pendant dix ans pour faire de la musique avec un groupe anglais…les cinq mois passés à Nellcote ont été assez intenses et ça m’a aidé à oser faire ce que je voulais réellement, c’est-à-dire de la musique. La cuisine m’a toujours plu, mais après Nellcote je n’avais plus envie de la pratiquer professionnellement. Arrivé à Londres, j’ai encore eu de la chance car j’ai travaillé dans un magasin de souvenirs à Carnaby Street. C’était un couple qui tenait l’échoppe et les deux préparaient l’ouverture d’une bijouterie dans la même rue, The Great Frog. La bijouterie est devenue l’endroit où toutes les rockstars venaient acheter leurs bagues et bijoux. Aujourd’hui il existe cinq boutiques à New-York, Los Angeles, Miami, Londres etc. Dans ce magasin venaient de nombreuses stars : Led Zeppelin ou Lemmy (Killmister). J’ai à nouveau rencontré beaucoup de gens dans cette boutique et de nombreux musiciens notamment avec qui j’ai monté le groupe. Au magasin je travaillais avec un canadien, Neal Peart qui est ensuite devenu le batteur du groupe Rush. Autant de rencontres qui se sont produites par hasard mais vous voyez, Nellcote a été à l’origine de tout cela.
BJ : Et la musique que vous produisiez, l’avez-vous faite écouter à Keith Richards ?
GM : Non, j’ai revu Keith une fois, un jour où il est venu dans mon restaurant mais j’ai été plus en contact avec son fils Marlon, notamment au moment du décès d’Anita (En 2017 ndlr). Keith m’a invité au concert des Stones en 2017 avec ma femme Luby à Paris mais je ne lui ai jamais fait écouter mon groupe.
BJ : Quand vous avez travaillé à Nellcote, il parait que vous avez gagné plus d’argent que prévu, vous pouvez nous raconter ?
GM : Oui c’est arrivé deux fois ! J’avais reçu plus d’argent que prévu après mon départ. Donc je suis retourné à la villa, pour rendre le chèque à Keith. Il avait apprécié que je lui rapporte le chèque et m’avait remercié pour mon honnêteté en me disant de garder l’argent. Et la même chose le mois suivant ! Par contre, il m’avait dit qu’il fallait qu’il s’occupe de cette histoire et ensuite ils ont quitté Nellcote de toute façon. J’ai donc été payé pour septembre et octobre où je n’ai pas travaillé à la villa ! Ça aussi c’était sympa finalement.
BJ : Vous avez rencontré la propriétaire de Nellcote à l’époque ? (Mme Keller-Staub, ndlr)
GM : Non, je connaissais seulement la gouvernante, Elizabeth, une femme très gentille qui buvait beaucoup… Ils avaient d’ailleurs compris son penchant et comme ça elle laissait tout le monde tranquille ! Mais oui elle était très sympa mais je n’ai jamais rencontré la propriétaire de la villa.
BJ : Quels sont vos meilleurs souvenirs à Nellcote ?
GM : Mon arrivée. Quand j’ai vu Anita puis Keith pour la première fois. Et puis quand le camion est arrivé (Studio Mobile descendu depuis l’Angleterre, ndlr). Il est resté bloqué devant la fenêtre de mon appartement. Il y avait de gros arbres et le camion n’arrivait pas à passer, c’était très marrant. Et puis il y a aussi mon après-midi avec John Lennon et Yoko Ono…On a bu une bouteille de vin ensemble et ça, ça fait partie des bons souvenirs.
BJ : ils étaient venus pour le festival de Cannes et avaient dormi à la villa…
GM : Voilà, ils étaient venus présenter leur film atroce d’ailleurs, et ils ont dormi à Nellcote. Le lendemain John et Yoko m’ont demandé s’ils pouvaient boire quelque chose, je leur ai amené une bouteille et on a discuté tout l’après-midi ensemble. On a parlé de musique, de Liverpool… Le lendemain, Yoko est venu m’apprendre à faire des space cakes ! Parce que John voulait des space cakes. Elle est venue quand tout le monde prenait le petit-déjeuner pour m’apprendre à en faire. Je n’en ai jamais mangé. D’ailleurs à Nellcote on se foutait de moi parce que je ne prenais rien… En tout cas, ces moments étaient fabuleux. John et Yoko étaient très agréables, ce sont d’excellents souvenirs.
BJ : Êtes-vous retourné à Nellcote depuis ces cinq mois sur place ?
GM : Non, je ne crois pas que l’actuel propriétaire le permettrait. Mais je retourne une fois par an dans la région et j’ai fait comme tout le monde, une photo devant la grille !
Entretien du 10 octobre 2022 – B. Jarry
* Gérard Mosiniak a été chef cuisinier dans divers établissements. Il a monté le restaurant la Grenouille à Londres avec Andy McKay, saxophoniste membre fondateur de Roxy Music. Il a tenu des restaurants à Vence et a longtemps été chef pour la chaîne Sofitel Luxury à Marrakech et en Asie notamment. Vous pouvez le retrouver sur Facebook : rockandcook.